Une économie à reconstruire
lundi 10 octobre 2011 / par Sabine Grandadam, Afrik.com
Une page Facebook intitulée « Retirez l’Adrar de la zone rouge ! », des posts nostalgiques sur le réseau social : de part et d’autre de la Méditerranée, des "indignés" tentent de faire valoir la pertinence d’une relance du tourisme dans certaines zones du Sahel qu’ils considèrent comme sûres. “Je ne suis pas compétente pour affirmer qu’il n’y a aucun danger, reconnaît Alika Nakash, une Française qui se dit "prise en otage" par les mises en garde de son gouvernement. “Mais j’ai constaté par moi-même cette année en Mauritanie que les mesures de sécurité étaient bien réelles“.
Depuis 2008, les assassinats et enlèvements d’Occidentaux revendiqués par Aqmi font peser sur la bande sahélo-saharienne une menace terroriste qui a eu raison, il y a tout juste un an, des derniers charters de touristes dans ces régions. Du sud algérien au Mali, du Niger à la Mauritanie, les populations locales de régions enclavées bénéficiaient depuis une dizaine d’années d’une manne touristique régulière qui générait des emplois saisonniers, la création de petites entreprises et stimulait le commerce local. En 2007, l’activité rapportait ainsi à la Mauritanie près de 32 millions d’euros, et 90% des ressources économiques de l’Adrar provenaient du tourisme. Aujourd’hui, cette région de dunes, de plateaux gréseux et de villes anciennes connaît un exode massif vers Nouakchott, la capitale. “Même les expatriés français qui vivent à Nouakchott ont pour consigne de ne plus se rendre à Chinguetti (cité historique au coeur des dunes) alors qu’ils y venaient souvent entre amis ou en famille“ constate Sylvie Lansier, une Française installée en Mauritanie dont la maison d’hôtes ne désemplissait pas voici quelques années. Cheibany Moustapha Lemine, propriétaire de l’auberge Les Toiles Maures à Atar, la capitale de l’Adrar, était le réceptif local des agences de voyage françaises. “La moitié du marché a fermé et les maisons sont vides, à louer mais personne n’en veut“, témoigne-t-il. “C’est un désastre. Au plus fort de la saison touristique, j’embauchais jusqu’à 70 personnes par semaine, des chameliers aux chauffeurs, guides, cuisiniers...En dix ans, le tourisme avait fait des merveilles. En 1996, il y avait un millier d’habitants à Chinguetti, mais dix ans plus tard, il y en avait 5000 et les femmes envoyaient de l’argent à leurs enfants à Nouakchott !“. Comme d’autres, Cheibany ne décolère pas. Contre le ministère français des Affaires étrangères qui, dans ses “Conseils aux voyageurs“, a classé la région en « zone rouge », le niveau maximum d’insécurité : “La Mauritanie est sur la même ligne que la France pour lutter contre Aqmi et a fait beaucoup d’efforts sur la sécurité. S’il existait le risque zéro, ce serait ici“. Cheibany reproche aussi à son propre gouvernement de se désintéresser du tourisme. “Le ministère est quasi inexistant. Personne ne se penche sur le sort de la région, à part pour l’activité pétrolière qui se déroule dans les zones les plus reculées“.
Directeur de l’agence Allibert Trekking spécialisée dans la montagne et le désert, Gérard Guerrier envisage de relancer cet hiver la destination Mauritanie ainsi que le pays Dogon, au Mali. Il y travaille avec une poignée d’autres agences, dont Point-Afrique, la coopérative de voyages qui affrétait ces vols jusqu’à l’automne dernier. “On ne fait pas ce métier uniquement pour l’argent, explique M.Guerrier. “Nos entreprises n’ont d’ailleurs pas grand-chose à y gagner. Faut-il pour autant abandonner ces destinations à cause de la pression médiatique, du ministère des Affaires étrangères, parce que tout le monde abandonne ?“ A l’automne dernier, des professionnels français du tourisme ont effectué une mission d’évaluation des conditions de sécurité dans l’Adrar mauritanien. Une armée mieux équipée, des patrouilles de gendarmerie renforcées, des contrôles incessants, des guides formés à réagir à la moindre alerte, le groupe en a conclu que le risque était minime. “De surcroît, tout l’est de la région, vers le Mali, est déclarée zone militaire et plus personne n’y passe, ajoute Sylvie Lansier. "Même les contrebandiers ont évacué le coin ! ".
Au Mali, la région de Mopti, au bord du fleuve Niger, vivait du tourisme fluvial et des séjours au pays Dogon. A des centaines de kilomètres, donc, du nord du pays et du désert qui cristallise tous les dangers : groupes Aqmi, trafics, circulation massive d’armes depuis le retour de Libye des mercenaires maliens. “Si les récoltes sont mauvaises, ce sera la famine“ s’énerve Elisabeth Léonide, qui habitait à Mopti depuis des années mais a dû se résoudre à partir faute de clients pour son agence de tourisme. Dans les meilleures années, le Mali accueillait 250 000 visiteurs et le secteur faisait vivre 8000 personnes, selon le gouvernement malien. En deux ans, la chute brutale de la fréquentation a entraîné quelque 76 millions d’euros de pertes. Les ONG ont aussi plié bagage. “Les autorités m’ont même demandé de retirer les logos de sponsors occidentaux de nos véhicules, par précaution“ témoigne Kadidia Sidibé, une Malienne qui parcourt la brousse dans le cadre d’une ONG, le Cinéma numérique ambulant. “Cette année, j’ai vu des artisans revenir dépités du Festival sur le Niger, à Ségou. D’habitude, cet événement est apprécié par les Européens, mais cette fois il y en avait si peu que le commerce n’a rien donné". Faute d’activité, témoigne le guide dogon Emmanuel Poudiougo, "toute l’économie est affectée, pas seulement les auberges ou les guides. Les artisans, les vendeurs de boissons ne travaillent plus car l’approvisionnement coûte trop cher pour si peu de consommation. Les gens sont retournés aux champs, mais nous sommes en colère car tout le monde sait que la falaise Dogon est un obstacle naturel. Nous n’avons jamais vu d’indésirables ici“.
Au parc national du W au Niger, une vaste zone protégée de faune sauvage dotée d’une riche savane, le manque de ressources touristiques a obligé une partie de la population à migrer vers les villes. Ce parc avait bénéficié d’un programme soutenu par l’Union européenne pour protéger la faune en luttant contre le braconnage. Safari photo et tourisme "vert" avaient remplacé la chasse et apporté des revenus aux habitants. Mais la plupart d’entre eux sont partis et le braconnage a repris. “La sécurité dans la zone Tapoa est effective et les autorités le savent, commente Frédéric Modi, le gérant nigérien de l’unique hôtel local. “Nous ne comprenons pas la position du MAE (le ministère des affaires étrangères) français pour la Tapoa“.
L’agacement est palpable tant chez les Occidentaux qui connaissent bien ces régions qu’auprès des citoyens locaux. Les arguments ne manquent pas pour souligner les efforts consentis pour garantir la sécurité ou la faible probabilité d’attentats dans des zones très contrôlées par les autorités et difficiles à pénétrer pour des "visiteurs" non identifiés. Certains veulent voir dans l’attitude de la France d’autres motivations que l’insécurité potentielle. Une opinion répandue au Mali estime que la diplomatie française souhaite obliger le pays à signer les accords de gestion des flux migratoires. D’un autre côté, la question de la sécurité dans les zones touristiques n’entrait pas dans les priorités du pouvoir malien jusqu’à ces dernières semaines. "L’an dernier, nous avions listé une série de mesures de prévention à l’intention du gouvernement, mais ce projet est resté lettre morte", assure Elisabeth Léonide. Les tours opérateurs auraient désormais reçu l’engagement du pouvoir malien de s’en occuper, indique Gérard Guerrier, qui en attend "confirmation".
Dans l’Adrar mauritanien, des forages pétroliers et la prospection de gaz sont en cours, notamment conduits par le groupe Total. Les autorités françaises voudraient-elles maintenir les touristes à distance pour éviter les gêneurs ? Une hypothèse peu vraisemblable, juge Benjamin Augé, spécialiste à l’IFRI (Institut français des relations internationales) du secteur pétrolier en Afrique. "La Mauritanie n’est pas du tout un eldorado pétrolier, le premier forage a été décevant. De plus, la concession de terres par l’Etat mauritanien est si vaste et si reculée que des touristes ne dérangent en rien l’activité". Enfin, ces sociétés disposent de leur propre dispositif de sécurité. Elles n’ont donc pas besoin de mobiliser tous les bataillons militaires pour les protéger, comme le suggèrent certains. “Pourquoi notre président (Mohamed Ould Abdel Aziz) annonce-t-il l’envoi de 2000 militaires au nord de l’Adrar, dans la région de forage ?“ s’interroge pourtant Cheibany, qui ajoute que cette activité “ne crée pas d’emplois locaux ni même de consommation pour l’approvisionnement en nourriture des équipes“.
Quelques groupes de voyageurs passionnés repartiront donc peut-être cet hiver au pays Dogon ou dans les dunes de l’Adrar. A Nouakchott, Mohamedou Ould Zram s’impatiente. “Je finançais mes études grâce au tourisme“, explique cet “étudiant-chômeur“ de 23 ans. “Mais j’ai dû abandonner. Nous sommes nombreux dans ce cas, et la vie est vraiment difficile. Il n’y a pas de travail, je n’ai gagné aucun argent depuis des mois. Le ministère de la Jeunesse a promis de nous aider mais nous ne voyons rien venir“. L’office du tourisme de la capitale est un bureau fantôme où viennent s’échouer les plaintes, ajoute Mohamedou. De la plainte à la révolte, il n’y a qu’un pas.
Nb : Point Afrique vient d’annoncer le lancement de vols directs Paris-Kayes à compter du 13 décembre 2011